Le jeudi 25 juin 1998 Matoub Lounes tombait sous les balles d’un groupe terroriste qui lui avait tendu une embuscade dont il n’avait aucune chance d’en sortir vivant, sa voiture ayant été prise sous un véritable déluge de feu.

Sa sinistre mission accomplie, le commando se volatilise dans la nature emportant avec lui le lourd secret des commanditaires d’un assassinat dont la Kabylie porte encore le deuil, 18 ans après. Quels qu’ils soient, ceux qui avaient pris la décision de l’éliminer physiquement ne s’attendaient sans doute pas à ce terrible paradoxe qui a découlé de leur geste : rendre encore plus vivant l’homme qu’ils venaient de tuer. Car, depuis sa mort, Lounes Matoub s’est démultiplié pour habiter tous les espaces, les cœurs et les esprits.

A lui qui avait déjà un statut de mythe vivant, il ne lui manquait que cette dimension de martyr pour accéder à l’immortalité et devenir un symbole eternel. Mais au-delà de l’icône, du symbole qu’il est devenu, du mythe du Rebelle, qui était vraiment Matoub Lounes ? L’homme, à travers ses qualités et ses défauts, le poète face à ses textes, ses muses et ses démons, l’artiste, face à son art et à l’immense patrimoine musical et culturel qu’il a légués aux générations futures. Ceux qui l’ont connu et aimé ont accepté d’en parler ou d’évoquer leurs souvenirs. Portrait.

Comme dans la fameuse chanson d’Aït Menguellet, (Les trois jours de ma vie), l’histoire de Nadia avec Lounès Matoub pourrait se résumer à trois jours : les deux premiers heureux, le troisième funeste.

«Nous nous sommes connus le jeudi 22 mai 1997, nous nous sommes mariés un jeudi, le 30 octobre 1997 et je l’ai perdu un autre jeudi, le 25 juin 1998», dit Nadia, comme pour conjurer d’un clin d’œil l’implacable destin.

Fan invétérée de Matoub Lounès, Nadia venait de mettre un pied à l’université de Tizi Ouzou en cette année 1997 et était toute heureuse de se rapprocher enfin un peu plus de ce dieu vivant dont elle rêvait de croiser un jour la route. Cette première rencontre tant voulue, elle finit par la provoquer en se rendant chez lui. L’émotion du premier regard qu’il pose sur elle et les premiers mots échangés sont encore gravés dans sa mémoire.

Elle se souvient aussi de cet extrait des Fleurs du mal de Baudelaire qu’il récite à la jeune étudiante en littérature française et cela l’impressionne fortement que Matoub, féru de vieux kabyle au verbe châtié, se révèle fin connaisseur de littérature française.

«Pour moi-même la mort ne pouvait pas l’emporter» «Nous avons pris quelques photos ensemble et on s’est donné rendez-vous pour se revoir fin juin, car il devait repartir en France», se rappelle Nadia. Seulement, le destin, ou peut être Matoub lui-même, en ont décidé autrement, car la jeune étudiante qui attendait à un arrêt de bus a eu la surprise de le voir arriver en voiture puis s’arrêter en face d’elle.

Un petit échange plus tard et rendez-vous est pris pour le samedi d’après. «Deux jours plus tard, nous avons passé la demi-journée du samedi ensemble à Tizi Ouzou où nous avons déjeuné au Concorde. En fin de journée, nous avons décidé de nous revoir lundi. A partir de là, nous ne nous sommes pratiquement plus séparés», raconte Nadia. Amoureux l’un de l’autre, les deux tourtereaux décident rapidement de se marier. Ce sera fait le jeudi 30 octobre 1998.

«Lounes vivait intensément ce qu’il ressentait et se laissait emporter par ses sentiments et par la vie, mais il était aussi quelqu’un de réfléchi.
Avant qu’on se marie, il avait demandé à ce qu’on discute en profondeur.

Il voulait me faire prendre conscience de tout ce que mon engagement à partager sa vie impliquait comme dangers physiques et pressions de toutes sortes», dit Nadia. «Je ne mesurais rien de toute cela car, à cette époque, il était  pour moi invincible et invulnérable. Même la mort ne pouvait pas l’emporter», ajoute-t-elle.

«On apprenait à se connaître. On discutait beaucoup. On veillait beaucoup et on dormait régulièrement aux premières lueurs de l’aube. On parlait beaucoup, quelque fois de manière joyeuse, d’autres fois moins.
Il faut dire que c’est quelqu’un qui a beaucoup souffert et à certains moments, les traumatismes qu’il avait subis, spécialement après son enlèvement, revenaient le hanter la nuit venue.

Les blessures de son âme se réveillaient la nuit», dit-elle encore. Pour le couple nouvellement marié et fraîchement installé, les voyages de Lounès en France, pour les besoins de ses enregistrements ou ses affaires personnelles devenaient un arrachement douloureux.

«Quand il devait partir en France, cela devenait un arrachement, il avait du mal à quitter le foyer», dit Nadia. Sa vie venait de basculer à 41 ans. Son projet de vie, celui de fonder enfin un foyer prenait le pas sur sa vie tourmentée de poète et de militant engagé.  «Il faisait très attentionné et se souciait de mon bonheur à tout instant», dit encore Nadia. Nouveau marié, amoureux de sa jeune femme et visiblement heureux, Lounès avait du mal à composer.
Il faut dire que le poète qui sommeillait en lui se réveillait surtout dans l’absence et la douleur. «C’est la raison pour laquelle quand il est parti en France pour faire des enregistrements, il a écrit 23 textes en quatre semaines», précise Nadia. Ceux qui allaient fournir la matrice de son dernier album.

«Une voix prenante»

Quand il composait, le poète était ailleurs, dans sa bulle, son monde à lui : «Un jour que je passais devant la porte de notre chambre, je l’ai entendu chanter une de ses nouvelles chansons. Sa voix était tellement prenante que je suis restée là, incapable de bouger, pétrifiée sur les escaliers. La force qui se dégageait de sa voix et ce timbre particulier qu’elle possède, pouvaient vous emporter très loin. Elle véhiculait tellement de choses. Quand il était sur une nouvelle chanson, il l’écoutait et la jouait à plusieurs reprises avant de la faire écouter à ses amis. Il a une oreille très critique, même vis-à-vis de lui, il était exigeant envers lui-même», se souvient Nadia.

Cette dernière raconte encore ce Lounès proche du peuple, qui aimait les petites gens, qui se donnait entièrement à cet immense public qui le lui rendait bien. Les gens l’abordaient partout et à tout moment et il était pleinement conscient de l’impact qu’il avait en Kabylie.

Après son enlèvement et toute la polémique qu’il y a eu autour, certaines déclarations publiques et les doutes jetés sur lui l’avaient blessé profondément. Il en était à douter de l’amour qu’on pouvait lui porter. «Tu sais, après tout, même avec tout cet amour que les gens me portent, si je meurs demain, ils m’oublieront au bout d’une année», dit-il à Nadia.  Lounès pensait, en effet, que s’il venait à disparaître, il serait oublié au bout d’une année. Après l’attentat, qui allait coûter la vie à Lounès et occasionner de très graves blessures à elle et à ses sœurs, le pire était à venir pour Nadia Matoub qui allait se retrouver isolée, maltraitée, blessée, au centre de polémiques qui n’en finissaient pas.

«Aujourd’hui, cette attitude qu’il a eue m’aide à supporter un peu mieux mon lot de souffrance par rapport aux mauvaises langues et aux polémiques qui ont suivi l’assassinat. Avoir le courage de continuer et faire face à la bêtise et à la méchanceté humaine…», dit-elle avec lucidité. «Toute ma vie, je la concevais autour de lui. Le perdre de cette manière, devant mes yeux, puis subir la violence des réactions publiques... C’est là que j’ai enfin compris pourquoi il tenait tant à me prévenir contre mon engagement à ses côtés qui m’exposait à des tourbillons aussi violents», ajoute Nadia.

Lounès n’avait pas la notion de l’argent. Il vivait au jour le jour et juste après notre mariage, il m’a dit : «Maintenant, il faudra qu’on économise un peu d’argent pour le foyer.» Il était généreux et donnait sans compter autant de son art, son temps, son amitié que de son argent. Dans la vie de tous les jours c’était un joyeux luron qui avait un sens de l’humour aiguisé et qui faisait des blagues de potaches.

«En même temps, il avait une présence physique et un charisme qui faisaient que lorsqu’il arrivait quelque part, il emplissait tout l’endroit de sa présence. Il chantait partout en Kabylie gratuitement et privilégiait la communion avec son public, avec lequel il faisait littéralement corps. Il était mûr très tôt. A l’âge de 30 ans, il avait derrière lui une œuvre de vieux maître chevronné», dit-elle.

Djamel Alilat

 

Nadia Matoub : «Il pensait que mort, il allait être oublié au bout d’une année.»

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