Jusqu’ici il a été assez peu question des circoncellions. Sans doute Firmus, victime inconsciente de ses préjugés de prince, a-t-il négligé leur apport et sous-estimé leur importance. Sans doute aussi n’a-t-il pas compris la puissance explosive de leurs revendications sociales. Ce qui expliquerait le caractère exclusivement politique de son programme, limité semble-t-il, à la seule revendication d’indépendance.
C’est une erreur que ne va pas commettre son frère Gildon, en reprenant le flambeau de la lutte libératrice vingt ans après la mort de Firmus. Bien que comblé d’honneurs par les Romains, qui en firent un comte d’Afrique (équivalent de gouverneur) Gildon n’hésite pas à se retourner contre ses protecteurs.
Il proclame sa volonté d’indépendance en même temps qu’il fait appel aux insurgés circoncellions et donatistes, à qui il promet la terre, base essentielle de leurs aspirations. Après avoir décidé l’arrêt des livraisons massives de blé à Rome, Gildon décrète la saisie des domaines impériaux et commence aussitôt leur distribution aux paysans sans terre. On peut sans aucun doute considérer cette opération comme la première grande tentative de réforme agraire de l’histoire.
C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude de Christian Courtois sur divers textes législatifs romains promulgués entre 399 et 405 : « Gildon ne s’est pas contenté de confisquer les domaines de l’empereur : il a entrepris une « réforme agraire » qui, en dépit de l’obscurité dans laquelle elle demeure pour nous en ce qui concerne ses modalités, ne laisse guère de doutes quant à ses bénéficiaires, à savoir les circoncellions » (1)
Les distributions de terres ont eu de toute évidence une importance telle que l’administration romaine, après avoir passé plusieurs années à combattre les nouveaux occupants des domaines impériaux, a fini par accepter le fait accompli pour éviter une nouvelle flambée sociale.
Entre-temps, en effet, l’armée impériale avait battu Gildon dans la région de Tébessa. Il lui avait fallu pour cela mobiliser toutes ses ressources, mais c’était pour elle une question de vie ou de mort. L’arrêt des livraisons de blé, décidé par les insurgés, condamnait Rome à la famine.
Ainsi l’Empire, bien qu’épuisé par ses guerres interminables, avait-il mis ses dernières forces dans la bataille.
Il lui devenait désormais impossible d’assurer la surveillance de ses provinces et de récupérer les territoires perdus. Ainsi, jusque dans la mort, Gildon rendait service à son pays : pour l’abattre, l’armée romaine avait laissé des régions entières reconquérir pratiquement leur indépendance. Seules restaient occupées quelques villes de garnison dans la zone céréalière du Nord-Constantinois. C’est ce qui explique la nette diminution à partir de cette époque des mouvements paysans.
Il est en tous cas certain qu’après la révolte de Gildon, à la fin du IVème siècle, le mouvement des circoncellions n’a plus la même importance, ni surtout le même degré d’autonomie. La plupart des groupes armés se recrutent désormais dans les alentours des villes et sont dirigés souvent par des prêtres donatistes. En outre les attentats signalés portent en général sur des édifices religieux ou des personnalités catholiques.
Notons ainsi, eu hasard des documents dont l’histoire a conservé le témoignage :
-En 395 : mise à sac et destruction d’une basilique près d’Hippone (Annaba)
-Entre 396-400 : embuscades tendues à Augustin à Souk-Ahras et dans d’autres villes de la région, où il manque à plusieurs reprises laisser sa vie.
-En 403 et 404 : attaques de plusieurs évêques et prêtres en divers point de Numidie.
-En 409 : entrée triomphale d’un groupe de circoncellions à Hippone, où ils sont acclamés par la population.
-En 410 : certains évêques organisent des souscriptions pour indemniser des propriétaires fonciers victimes des circoncellions.
-En 411 : attentats contre des prêtres catholiques ; arrestations et procès divers.
-En 420 : des groupes épars sont encore signalés dans certaines régions.
Mais ces groupes, de toute évidence, ne sont plus que la manifestation résiduelle de la grande force populaire qui embrasa le pays durant le siècle précédent. En réalité, les vrais circoncellions ont disparus.
Ayant obtenu les terres pour lesquelles ils se battaient, ils ont troqué avec joie leurs frondes et leurs glaives pour les instruments aratoires et les charrues.
La colonisation romaine n’existe pratiquement plus pour eux.
Au début du Ve siècle la Numidie se prépare à de nouveaux bonds de l’histoire. Rassemblés dans quelques villes fortifiées du nord, avec les Berbères romanisés à leur service, encerclés de tous côtés par une population hostile, les derniers occupants ne font que maintenir péniblement une présence symbolique. Aucun percepteur d’impôts n’ose plus affronter les campagnes. Et les troupes elles-mêmes, réduites à des garnisons isolées, ne quittent l’abri protecteur des murailles que pour de brèves patrouilles hors des cités.
Les légions orgueilleuses des jadis ne sont plus. La terre numide leur a servi de tombeau. Et quand les Vandales se présenteront, à partir de 429, aucune armée romaine ne pourra leur opposer de véritable résistance. Seuls les hommes des tribus, descendus des montagnes, reprendront leurs chevaux et leurs armes et se dresseront devant eux pour de nouvelles épopées.
Pour l’heure cependant le tumulte des guerres s’est éteint. C’est la première fois depuis longtemps. Les paysans en armes, les guerriers des tribus sont rentrés dans l’ombre. Ils ont accompli leur mission. Fidèles au message des ancêtres, ils n’ont laissé à l’ennemi ni calme ni repos. Des siècles durant, ils ont fait retentir les monts de la vieille Numidie du tonnerre des chevauchées et des combats.
Grâce à eux, Jugurtha, Tacfarinas, Gildon et tant d’autres combattants intrépides pouvaient enfin dormir en paix La terre numide était libre. L’empire romain d’Afrique avait vécu.
1-Ch. Courtois : les vandales et l’Afrique, p. 146.
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Telle fut la dernière apparition des cohortes impériales dans la Grande-Kabylie. L'énergie et le talent du comte Théodose devaient être impuissans à relever le prestige romain en Afrique, et ...
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