C’est précisément dans ces vastes régions de latifundia, objet d’une exploitation féroce, que surgissent à partir du IVe siècle des groupes de paysans armés qui vont semer la terreur dans le camp des grands propriétaires romains et de leurs alliés. L’histoire connait ces hommes sous le nom de circoncellions, mot rugueux dérivé du latin et signifiant littéralement « ceux qui assiègent les fermes ».
En dépit des interprétations tendancieuses de la plupart des auteurs européens, qui les considèrent indifféremment comme « des bandes de pillards » (R.Cagnat), des « Barbares » (Stéphane Gsell) ou « des hordes fanatiques » (P.Monceaux) les circoncellions sont des libérateurs, des combattants épris de justice et animés d’une ardente idéologie égalitaire. Et leur soulèvement a sans doute constitué tant par sa durée que par le nombre d’hommes qu’il contribua à mettre en mouvement, la plus importante de toutes les insurrections qui ont marqué l’histoire de l’Algérie antique.
En fait, après un siècle de résistance et de luttes multiformes, les circoncellions ont été les véritables fossoyeurs de l’empire romain en Afrique. Brûlant les fermes, détruisant les récoltes, attaquant les garnisons romaines, harcelant sans cesse les complices de l’occupant, ces lointains ancêtres des moudjahidines rassemblaient sous leurs drapeaux des paysans expropriés, des esclaves révoltés, des petits commerçants ruinés par le fisc. Ils ne faisaient aucune différence de race : on trouvait parmi eux des Numides certes en majorité, mais aussi des Maures, des Gaulois, des Grecs échappés à l’esclavage, et même quelques citoyens romains insurgés contre leurs chefs.
La première manifestation historiquement connue des Circoncellions remonte à l’année 320, date à laquelle ils attaquèrent des soldats chargés par l’empereur Constantin de fermer certaines églises. En ce temps-là le christianisme s’était en effet relativement développé dans le pays. Et les prédications évangéliques, faisant appel aux sentiments d’égalité et de justice, séduisaient certaines couches parmi les petites gens des villes.
Mais leurs convictions religieuses n’empêchaient nullement les premiers croyants de rester foncièrement anti-romains. Bien au contraire, l’idéal chrétien s’identifiait pour eux à la lutte contre la tyrannie et les injustices sociales. C’est pourquoi leur mouvement, dirigé par l’évêque Donat (d’où son nom de donatisme) étaient ouvertement opposé à Rome et considéré comme rebelle. A l’inverse, la hiérarchie catholique, dirigée à la fin du siècle par l’évêque Augustin (1), collaborait ouvertement avec l’occupant.
On comprend dans ces conditions que, voyant leurs compatriotes donatistes victimes de la répression impériale, les circoncellions se soient immédiatement portés à leur secours. Bien que n’étant pas eux-mêmes chrétiens ils trouvaient, dans les luttes religieuses et sociales de l’époque, le moyen de contracter des alliances efficaces pour renforcer de toutes les façons possibles la lutte permanente contre Rome.
Mais leur soutien aux donatistes n’empêchait nullement les circoncellions de mener leur action révolutionnaire propre. En quoi cette action consistait-elle ? L’évêque Augustin nous l’explique avec force détails dans sa correspondance :
« Des troupes d’hommes perdus troublaient sous divers prétextes le repos des innocents. Quels est alors le maître qui n’eût pas à craindre son esclave s’il allait se mettre sous la protection de ces furieux ?
Qui aurait osé faire seulement la moindre menace à un de ces brigands ? Provisions enlevées dans les maisons, refus de payer les dettes, tout était permis. Ces forcenés étaient là pour protéger les excès. »
« Par crainte des bâtons, des incendies et d’une mort imminente, les maîtres déchiraient les actes d’achats des pires esclaves pour leur accorder la liberté. Arrachées de force, les créances étaient rendues aux débiteurs. Ceux qui avaient méprisé leurs rudes avertissements étaient contraints par des coups plus rudes encore à faire ce qu’ils leurs enjoignaient. Les maisons de gens innocents qui les avaient offensés étaient rasées ou incendiées. Des chefs de famille d’une naissance honorable et d’une éducation raffinée survécurent à peine à leurs coups ou, enchaînés à une meule, furent contraints à coup de fouet à la faire tourner, comme des bêtes de somme » (2)
On cherchait en vain dans ce texte ce qui pourrait relever du banditisme ou du pillage. Comme le note avec impartialité un auteur français « ce ne sont pas des violences désordonnées qu’il nous décrits, mais une agitation sociale caractérisée » (3)
Augustin, qui ne s’est jamais ému outre mesure devant les souffrances des esclaves et des paysans pauvres, comptait cette fois visiblement à la peine des « chefs de famille d’une naissance honorable » et des riches propriétaires fonciers dont « l’éducation raffinée » est incompatible avec les contraintes du travail. C’est sans doute sa façon de pratiquer la charité chrétienne. Mais que reproche-t-il en fait aux circoncellions ? Essentiellement deux choses :
- De défendre et de protéger les esclaves contre la tyrannie des maîtres.
- De défendre et de protéger les petits débiteurs insolvables c'est-à-dire les paysans pauvres, contre l’intransigeance des créanciers.
Il ne s’agit donc nullement de délits de droit commun, mais de revendications sociales, parfaitement légitimes dans le cadre du féroce système esclavagiste institué par la domination romaine. La violence des circoncellions, leur haine des maîtres et des occupants étrangers, s’explique par la violence et les exactions de caractère colonial. Faut-il rappeler ici les tribus expropriées et réduites à la famine ? Et les combattants crucifiés avec sauvagerie au bord des routes ? Et Jugurtha condamné à la mort lente au fond d’un puits ?
Jamais les circoncellions, mêmes aux moments les plus rudes de leur légitime colère, ne se sont abaissés à des actes aussi odieux. Les témoignages de leurs adversaires eux-mêmes l’attestent. « Tous leurs méfaits, décrits par Saint-Optat, ont en effet exclusivement le caractère d’attentes contre les personnes et les biens des propriétaires, commis par des paysans révoltés » (4)
D’abord petits groupes dispersés dans les diverses régions du Nord-Constantinois, armés de pierres, de frondes ou de bâtons appelés « azraëls » les circoncellions, se sont peu à peu organisés en détachements plus importants, armés de lances, d’épées ou de glaives.
Attaquant les fermes ils enlèvent les provisions et les distribuent aux pauvres. Puis ils menacent les riches propriétaires et leu imposent des rançons. Ils obligent les créanciers, sous la menace des armes, à brûler les titres de propriété ou les reconnaissances de dettes. Parfois ils arrêtent un char, font descendre le maître et l’obligent à tirer les esclaves installés à sa place.
En 348, dans la région de Bagaï, près de Timgad, on les voit attaquer, sous la direction de deux chefs nommés Axido et Fasir, d’importantes garnisons romaines. A compter de cette date des accrochages incessants opposent en divers points du territoire des groupes armés de circoncellions aux troupes d’occupation et aux milices.
Ainsi la révolte paysanne est devenue une véritable révolution. L’ordre social est compromis. On comprend le désarroi d’Augustin quand, dénonçant la « domination tyrannique » des insurgés il s’interroge avec anxiété : « Ne serions-nous point partout expulsés de nos champs par leur violence ? ». Ce qui montre clairement que les circoncellions, présentés mensongèrement comme des assassins et des pillards, ne sont en fait que des paysans désireux d’opérer la redistribution des terres volées.
Une inscription latine du IIIe siècle découverte à Aïn El Djemala (Constantine) nous donne le texte d’une pétition adressée par les paysans de la région aux autorités. Il y est dit : « nous vous demandons, ô procurateurs, en invoquant en vous cette sagesse que vous déployer au nom de César, de bien vouloir dans notre intérêt comme dans celui de sa Majesté, décider de nous donner des terres qui sont en marécages ou en broussailles pour les planter d’oliviers er de vignes ».
La soif de terre, que traduit ce message émouvant gravé dans la pierre, il y a 17 siècles, explique pourquoi, après une longue période de prières et de vaines supplications, les paysans ont décidé de reprendre les terres de force, en utilisant pour cela les armes et la violence.
Leurs revendications agraires, que l’on retrouve tout au long d el(histoire algérienne, nous allons du reste les voir apparaître plus clairement encore sur les drapeaux des grandes insurrections nationales auxquelles les circoncellions s’intègrent à la fin du IVe siècle.
- Devenu par la suite Saint-Augustin
- Augustin : lettre CLXXXV,IV,15.
- J.P.BRISSON : Luttes religieuses et luttes sociales dans l’Afrique romaine (in « La Pensée » n °67, p. 62
- CABROL et LECLERCQ : Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liurgie,III, p. 1694
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Qui sont les Circoncellions? | Inumiden
Persécutés par le pouvoir dès le règne de Constantin, les évêques donatistes, qui refusaient l'intégration du christianisme dans l'ordre impérial, furent tout naturellement portés à s'app...